Numenera : la critique
Monte Cook, on le connaît surtout pour avoir été l’architecte principal de la troisième édition de Dungeons & Dragons. Certains préfèrent voir en lui le père de Planescape, l’un des univers pour AD&D les plus réputés. Enfin, d’autres l’ont découvert à travers sa relecture personnelle du d20 System dans Arcana Evolved. Alors forcément, quand il annonce qu’il va produire un tout nouveau jeu, sans aucun rapport avec ce qu’il a déjà fait, mais qui se déclinera également en jeu en ligne et en jeux de société, le petit monde ludique s’affole et le kickstarter correspondant explose tous les records. Le résultat : Numenera, un jeu de rôle de science fantasy qui connaît déjà un franc succès de l’autre côté de l’Atlantique et ne pourra que séduire les joueurs français par ses aspects mystérieux et poétiques.
Premier contact
Un bel ouvrage de plus de 400 pages, couverture rigide, pages cousues, entièrement en couleurs. La mise en page est sobre et lisible, et foisonne d’illustrations toutes pus évocatrices les unes que les autres. De larges marges permettent de glisser fréquemment de petites infos supplémentaires, et mieux encore, de références aux notions importantes ailleurs dans l’ouvrage qui évitent de consulter systématiquement l’index en fin de livre. Enfin, le livre de base s’accompagne d’une carte poster de la région de départ.
Dans un milliard d’années…
L’univers de Numenera est incontestablement son principal point fort : original, surprenant, évocateur et incroyablement riche, il se démarque des canons traditionnels du jeu de rôle en proposant une science-fantasy fortement inspirée d’artistes comme le peintre Moebius.
Nous sommes dans un milliard d’années. La Terre a déjà connu huit Mondes : des civilisations qui ont grandi, ont atteint leur apogée technologique pour finalement disparaître ou transcender. Un Neuvième Monde est apparu, sur l’unique super-continent que compte désormais la planète, et ce Neuvième Monde émerge au milieu des vestiges de ses prédécesseurs. Et comme les peuples primitifs profitent de la nature qui les entoure, les habitants du Neuvième Monde profitent des technologies que leurs ancêtres leur ont involontairement léguées, même s’ils comprennent rarement à quoi servaient véritablement ces technologies.
L’ouvrage de base dresse un portrait d’une toute petite région de ce super-continent, mais cela s’avère suffisant pour d’innombrables scénarios. Là où d’autres jeux similaires (on pense à Jorune notamment) pouvaient paraître intimidants, voire carrément obscurs dans la description de leur univers, Numenera a l’intelligence de proposer plusieurs « paliers ». La première région décrite est celle du Steadfast, un conglomérat de royaumes plus ou moins réunis sous une religion commune, et qui n’est pas sans rappeler l’Europe médiévale. L’ambiance générale y est celle d’un Xe siècle où la magie serait remplacée par les vestiges technologiques et la religion par la Papauté d’Ambre, cette alliance de chercheurs dont le but est de percer les secrets des Mondes précédents. C’est la région qui paraîtra la plus « familière » aux joueurs.
Au-delà se trouve le Beyond, une vaste région beaucoup moins évoluée où la civilisation est fragmentaire et où chaque village peut être doté de sa propre culture particulière, le plus souvent influencé par le Prêtre des Âges qui le contrôle. C’est un peu le « Far West » de Numenéra, une région nettement plus surprenante et dangereuse, mais aussi probablement plus riche en possibilités. Enfin, le monde au-delà du Beyond est brièvement évoqué, et s’avère encore plus « alien » que les étranges cultures du Beyond. De quoi largement déstabiliser les joueurs les plus aguerris.
Du d20 ultra light
Connaissant le passé de Monte Cook en tant que grand architecte de la troisième édition de Dungeons & Dragons et auteur de plusieurs jeux dérivé du d20 System aux règles plutôt touffues, on aurait pu craindre que Numenera soit une usine à gaz. D’ailleurs, l’épaisseur du livre de base laissait présager le pire à ce propos. Mais il n’en est rien. Du d20 System, Monte Cook n’a finalement gardé que le dé à vingt faces et quelques concepts fondamentaux.
La mécanique de base est d’une simplicité déconcertante : pour réussir une action, quelle qu’elle soit, un personnage doit obtenir un résultat égal ou supérieur à la difficulté déterminée par le MJ en lançant le d20. C’est tout. Les caractéristiques (au nombre de trois) ne confèrent même pas de bonus particulier aux actions, mais constituent des « réserves » de points qu’un joueur peut dépenser quand il le désire pour augmenter ses chances de succès dans les actions correspondantes. Cette mécanique s’avère d’ailleurs assez déroutante pour les joueurs, mais elle offre au final davantage de souplesse que les bonus fixes, puisque les joueurs peuvent véritablement choisir quel « effort » ils veulent fournir en fonction de l’importance des actions entreprises.
En plus des points de caractéristiques, les joueurs peuvent améliorer leurs chances de réussites en utilisant leurs compétences, leurs équipements, les atouts conférés par l’environnement, etc. Mais au lieu de venir s’ajouter au résultat du dé, ces modificateurs diminuent la difficulté, de sorte qu’on lit toujours le résultat « naturel » du dé. Ce point de règle, censé améliorer la fluidité, pose toutefois quelques soucis aux joueurs : d’un point de vue purement statistique, cela ne change rien à leurs chances de réussite, mais certains joueurs peuvent avoir l’impression que tous les personnages ont les mêmes aptitudes ou presque, étant donné que leurs exploits ne se voient pas directement sur le résultat du dé.
Pour en revenir aux trois caractéristiques (Vigueur, Vivacité et Intellect), leur utilité ne se limite pas à améliorer les chances de réussite des actions. Elles constituent également l’équivalent des « points de dégâts » dans d’autres jeux. Quand un personnage se prend des coups, il perd des points de Vigueur. Si une attaque vise davantage ses réflexes (des tendons tranchés par exemple), il pourrait perdre également des points de Vivacité. Et s’il subit une attaque émotionnelle ou mentale, le personnage perdra des points d’Intellect. Quand une « réserve » est vide, le personnage voit sa santé diminuer d’un degré. Quand ses trois réserves sont vides, le personnage est mort. Quant aux récupérations, elles fonctionnent de la même manière que dans D&D4 : chaque personnage a droit à un certain nombre de récupérations chaque jour, chacune lui permettant de regagner un certain nombre de points dans les caractéristiques de son choix.
A la lecture des règles, on sent que Monte Cook se tient plus ou moins au courant de ce qui se fait sur la scène rôliste indépendante, et a été y pioché certaines idées. C’est très certainement un grand pas en avant pour son public « habituel » (les fans de D&D). Pour les autres, ceux qui savent qu’il y a une vie après le d20 System, on pourra regretter que ces règles n’aillent pas suffisamment loin, et soient parfois un peu bancales. Notamment en ce qui concerne les intrusions du MJ.
Alerte Intrusion
Oui, car dans Numenera, le MJ peut procéder à des intrusions. En bref, il peut (et il doit) introduire des événements fâcheux visant spécifiquement tel ou tel personnage, au moment où ce dernier s’y attend le moins, où au moment le plus dramatique, selon les cas. Par exemple, si un joueur tente une négociation commerciale, le MJ peut décider que le marchand le confond soudain avec un célèbre criminel et appelle la garde. Ou si les personnages sont en train d’affronter des bandits sur une plateforme, le MJ peut annoncer qu’un des personnages glisse et tombe dans le vide. En contrepartie, le MJ accorde des points d’expérience au joueur concerné.
Ce concept d’intrusions du MJ est très séduisant, et il est terriblement « tendance » (on pense immanquablement aux équivalents dans Fate ou le Cortex Plus). Toutefois, il peut être assez délicat à mettre en place, car ce système est nettement moins « cadré » que ceux que l’ont trouve dans les jeux susnommés. Il n’est pas évident pour le MJ de savoir quant recourir à une intrusion, ni quelle ampleur lui donner. Certains joueurs pourraient même trouver cette méthode parfaitement arbitraire. Et ils n’auraient pas tort.
Dans le même ordre idée, les points d’expérience (que l’on gagne par les intrusions du MJ, mais aussi en faisant des découvertes et en explorant le monde) ont un intérêt bien plus large que dans les jeux traditionnels. Ils permettent bien sûr de faire progresser les personnages en achetant de nouvelles aptitudes, mais on peut également s’en servir pour acquérir certains avantages (comme le fait d’être incroyablement riche ou d’avoir de nombreux contacts) ou même en cours de partie pour développer des aptitudes temporaires (« Je connais très bien les rues de cette ville » pour un bonus aux jets de déplacement urbain limités à la ville actuelle, par exemple) voire même relancer un jet de dé raté.
Diceless MJ
L’une des particularités du système de jeu de Numenera est de dispenser le MJ de tout jet de dé. Ce sont toujours les joueurs qui jettent les dés, quelle que soit la situation. Un PJ attaque une créature ? Il fait un jet d’attaque. La créature riposte ? Le PJ fait un jet de défense. C’est un vrai confort pour le MJ de ne plus avoir à lancer le dé derrière (ou devant) son paravent.
D’ailleurs, tout ou presque est fait pour faciliter la tâche au MJ. Les PNJ par exemple : finies les interminables listes de pouvoirs et d’aptitudes qui définissent les créatures dans bien trop de jeux. Ici, une créature est définie par son niveau. C’est tout. Le niveau va mesurer ses facultés offensives et défensives, ses dégâts, ses points de vies, bref tout ce qui peut influencer un jet de dé. Oh bien sûr, de nombreuses créatures proposent quelques subtilités supplémentaires (du genre « créature de niveau 2, mais avec des attaques de niveau 4 » par exemple) mais cela reste extrêmement discret. Et cela ne nuit en rien à la narration, bien au contraire, puisque la place libérée sur la fiche descriptive des créatures sert à présenter son écologie et ses habitudes, ce qui permet au MJ de l’interpréter au mieux.
Portrait chinois
Un premier survol de la partie consacrée à la création des personnages peut laisser songeur : on croit en effet y deviner une forte influence du d20 System : trois « classes » (pardon, des « types ») et leur cohorte d’aptitudes spéciales, des échelons pour ne pas dire niveaux), des options en-veux-tu-en-voilà… Mais ce n’est qu’une impression. En réalité, la création de personnage est d’une grande élégance et d’une simplicité à toute épreuve, et repose sur la constitution d’une simple phrase, censée définir le personnage et le présenter au reste du monde. Cette phrase se compose de trois éléments : un nom (la classe du personnage), un adjectif (un aspect de sa personnalité qui imprègne tout ce que le personnage peut faire) et un verbe (une spécialité qui distingue le personnage des autres aventuriers). Par exemple, un personnage peut être « un jack rusé qui chevauche la foudre », ou « un glaive charmeur qui hurle à la lune » ou encore « un nano érudit qui explore les recoins obscurs ».
Outre le fait que ces phrases de présentation sont délicieusement évocatrices, elles simplifient grandement la création de perso, puisqu’avec chaque élément choisi vient un « pack » d’aptitudes et de modificateurs que le joueur applique directement à son personnage. Cela ne prend que quelques minutes. Et c’est drôlement bien.
Technologie Jetable
Or donc, l’une des principales motivations pour les personnages qui partent à l’aventure et la possibilité qu’ils ont de mettre la main sur de fantastiques vestiges technologiques. Dit comme celà, on ne peut s’empêcher de faire la comparaison avec des jeux à l’ancienne, comme D&D, et leurs trésors et objets magiques venant récompenser les quêtes. Mais Numenera se distingue en incitant les joueurs à ne pas accumuler des masses de technologies « pour plus tard ».
Tout d’abord, chaque personnage ne peut porter qu’un certain nombre d’objets technologiques en toute sécurité. S’il dépasse cette limite, il risque de se produire des interférences plus ou moins désagréables. Ensuite, les objets de bases, les « cyphers » (que je traduis pour l’instant par « cryptos ») sont à usage unique, et mêmes les objets plus puissants, appelés artefacts, ne fonctionnent qu’un certain nombre de fois avant de se décharger. Enfin, les aventures proposées regorgent de technologies que les joueurs peuvent récupérer. Tout cela incite les joueurs à se servir de leurs objets chaque fois qu’ils en ont l’occasion, puisque de toute façon ils vont en trouver d’autres en remplacement. Cela dynamise beaucoup le jeu.
D’autant que les possibilités technologiques sont illimités : manipulation du magnétisme de la gravité, du temps, des dimensions, de la biologie, des lois de la physique… toutes les fantaisies sont permises, puisqu’il y aura forcément une civilisation ancienne pour avoir exploré ce domaine et laissé des traces de ces expérimentations.
En conclusion
Même s’il ne vise pas vraiment le grand public, Numenera est promis a un bel avenir. Des suppléments conséquents sont déjà prévus (un bestiaire, un guide technologique, un guide géographique, sans compter les PDF qui sortent régulièrement). Sans compter The Strange, le prochain jeu de Monte Cook, qui est présenté comme compatible avec Numenera grâce à son système de règles commun et des « passerelles » permettant de naviguer d’un jeu à l’autre. Un programme bien alléchant en somme.
En résumé, j’aime bien :
- L’univers, véritablement original
- La volonté de proposer des règles aussi simples et souples que possible
- Les règles des créatures, juste parfaites
- La description du monde, qui fourmille d’idées d’aventures
J’aime moins :
- Un certain flou dans les règles, notamment les intrusions
- La mise en page, qui aurait pu être un peu moins classique
Un jeu qui est basé sur la description et le narratif qui rend le jeu très intéressant pour les personnes ayant une bonne imagination, on s’y croirait dans ces paysages grandioses!